Politique & Collectivités

Le bonheur au travail… Mythe ou réalité ?

Julien Brun / Publié le 07:58 19.12.2022 | 05 min


La tendance haussière se confirmant d’année en année du turnover, du burnout et même du bore-out, entraîne in fine un ralentissement de la productivité et la montée en flèche des coûts liés au recrutement et à la fidélisation des collaborateurs. Et pourtant, les nouvelles « tendances RH » apparues cette dernière décennie et annoncées comme la solution ultime à ces problématiques, ne semblent pas à ce jour inverser la tendance… Meike Ensch, Team Manager et Denis Lecanu, Communication & Talent Manager chez Betic Ingénieurs-Conseils reviennent sur leurs visions du monde du travail et leurs pratiques pour accompagner les collaborateurs dans leurs parcours professionnels.

Denis, si nous rentrions dans le vif du sujet : le bonheur au travail, mythe ou réalité ?

D.L. : Le monde des Ressources Humaines est divisé sur ce sujet et pour ma part, je ne vois pas comment le bonheur, qui est une des notions, concepts, les plus subjectifs du monde aurait sa place dans l’entreprise. Le bonheur est la façon dont chacun conçoit d’être heureux, bien dans sa vie, en accord avec celle-ci… C’est donc très personnel. Alors, comment l’entreprise pourrait-elle être en charge du bonheur de ses employés ? A mon sens, la croissance irréfrénable et générale du turnover depuis plusieurs années, l’augmentation des personnes touchées par des burnout, des bore-out… a conduit à cette vision biaisée du monde du travail. La conclusion qui en est ressortie est que le bonheur des collaborateurs était la clé pour les fidéliser, garantir la productivité de leur activité et on a ainsi fait de cette notion une injonction, qui allait être garantie par la mise en place d’un « pays des merveilles » où les contraintes n’existent pas et où toute action sera accomplie sous forme de jeu et d’amusement… Malheureusement, avec les années, le turnover ne diminue pas dans le monde du travail, tout comme le nombre de ces maladies professionnelles… Les gens, quelque peu cartésiens comme moi, adhèrent donc difficilement à cette vision.

Meike, vous êtes en poste depuis très longtemps, chez EKOplan à la base, mais l’entreprise a rejoint Betic Ingénieurs-Conseils récemment, partagez-vous ce point de vue ?

M.E. : Cela ne fait effectivement que quelques mois que nous travaillons ensemble. Jusqu’à présent, les sujets sur lesquels nous collaborons font ressortir une vision partagée. Pour nous, le bien-être des collaborateurs, et non le bonheur, va leur permettre de s’épanouir et de se projeter à moyen et long terme. Celui-ci passe par la possibilité de se consacrer à un métier intéressant, qui offre des perspectives et que l’on peut exercer dans de bonnes conditions. C’est pourquoi nous essayons un maximum de leur proposer du challenge, de leur donner envie d’être partie-prenante dans la vie et dans le développement de l’entreprise et de leur montrer que leur contribution a du sens. Cela aide à construire une relation gagnant-gagnant. Nous sommes davantage convaincus que la performance et l’évolution professionnelle qui découlent de cette vision contribuent au bien-être du collaborateur mais que ce n’est pas l’entreprise qui crée le bonheur du salarié pour qu’il devienne ensuite performant.

“Le bonheur est la façon dont chacun conçoit d’être heureux, bien dans sa vie, en accord avec celle-ci… C’est donc très personnel.”

Denis Lecanu

Comment favorisez-vous l’épanouissement des collaborateurs, leur montée en compétence ?

D.L. : Même s’il n’y a pas de « recette miracle », les études menées ces dernières années semblent toutes s’accorder sur le fait que la principale motivation des démissions n’est pas exclusivement pécuniaire… L’enjeu est alors pour nous de garder le focus sur les conditions qui créent un environnement de travail péren : conditions de travail, répartition des rôles et des responsabilités, modes d’organisation et de management et bien entendu, juste rémunération du travail. Notre mission, en tant qu’acteur des Ressources Humaines, est de garder et/ou de remettre le travail au cœur de la réflexion pour être plus performant et permettre aux salariés de s’épanouir dans leurs métiers, ce qui contribuera inévitablement à les rendre plus épanouis dans leur vie quotidienne.

Vous parliez d’épanouissement, de bien-être, c’est donc important pour vous ?

D.L. : Essentiel même. Nous sommes les premiers à mettre à disposition des fruits, des kickers, des consoles de jeux, à organiser des afterworks, des événements festifs… Si l’entreprise a la capacité financière, logistique à offrir à ses équipes les moyens de relâcher la pression, de se changer les idées après avoir géré un dossier compliqué, une situation conflictuelle, de créer du lien… elle doit le faire. C’est clairement bénéfique pour les collaborateurs, tout comme leur offrir un meilleur équilibre vie privée / vie professionnelle en déployant de nouvelles politiques de télétravail ou des horaires plus flexibles, toujours en gardant en tête les contraintes légales ou encore de fonctionnement pour que les dispositifs mis en place pour le bien-être des collaborateurs n’aient pas de conséquences négatives sur l’entreprise. A nouveau, mes expériences me montrent que la problématique s’inscrit davantage dans l’évolution des métiers. En effet, beaucoup de gens exercent des métiers toujours plus spécialisés, routiniers… La marge d’autonomie et de prise de décision s’amoindrie pour beaucoup et finalement on ne réfléchit plus, on ne prend plus de décisions, on ose plus le faire et on ne sait plus le faire… Donc, on perd du sens dans le travail. Le gros challenge à relever et qui est beaucoup plus compliqué à déployer que des process, des formations toujours plus ludiques les unes que les autres, la création de nouveaux métiers aux rôles souvent très diffus comme les « chefs du bonheur », est de proposer des postes évolutifs avec de l’autonomie, qui donnent la possibilité de penser, de dire, de proposer, de faire finalement et sans avoir peur de mal faire. Et c’est compliqué, car d’une manière généralisée, nous avons perdu cette habitude au fil des années. Un gros travail de conduite du changement reste à mener.

Comment accompagnez-vous les collaborateurs en ce sens ?

M.E. : Pour nous, la clé du succès, qui doit être confortée par des formations pertinentes, est le mentoring, à savoir une relation de bienveillance entre des mentors qui mettent à disposition leurs compétences et leur expérience au service des "mentorés" qui cherchent à avancer. Cela doit être volontaire, réciproque et gratuit. Nous n’allons pas forcer une nouvelle recrue à aller chercher une information auprès d’un unique interlocuteur alors qu’il a davantage d’affinités avec un ou d’autres collègues et que ces affinités vont faciliter la transmission et le partage du savoir. Les événements, les teams buildings, les repas d’équipe… nous permettent de créer ces liens, ces relations… qui favorisent les échanges et qui font disparaitre cette crainte de faire, de poser des questions, de poser les mauvaises questions… Nous sommes proches, très proches pour certains et même si c’est surprenant pour certaines sociétés, c’est ce qui fait aussi que cela fonctionne chez nous.

“Chaque projet est unique, ne rencontre pas les mêmes problèmes. Il faut apprendre à agir, réagir et innover.”

Meike Ensch

Vous misez ainsi sur le partage d’expérience et la transmission du savoir en interne ?

M. E. : Nous misons sur l’expérience et l’ingéniosité. Chaque projet est unique et ne rencontre pas les mêmes problèmes. Il faut apprendre à agir, réagir et innover. Les process sont utiles pour gagner en efficacité sur certaines tâches sans valeur ajoutée. Ils doivent servir l’innovation et renforcer la relation client. Lorsqu’un nouveau collaborateur nous rejoint, même sans expérience, il va dans un premier temps découvrir le bureau, travailler sur des missions bien précises sur tel ou tel projet et très rapidement nous lui confions un projet de petite envergure où il va pouvoir commencer à travailler par lui-même, même s’il reste épaulé par un collaborateur confirmé dans un premier temps. Il saura faire des choses, d’autres non, ce qui est normal, puisqu’un projet dans notre métier dure plusieurs années… L’accompagnement rentre alors en jeu… Nous sommes à ses côtés, nous assurons qu’il puisse commencer, il se lance, fait ce qu’il maitrise, réfléchit à comment réaliser les rendus qu’il découvre, avec lesquels il est moins à l’aise, il se trompe, recommence, vient nous demander, nous allons le voir pour être certain qu’il n’est pas bloqué… Vraiment, ce qui est essentiel à nos yeux, est qu’il se sente entouré, épaulé et qu’il apprenne, pas en allant chercher la première information qu’il trouve sur le web et qui sera peut-être fausse, mais en s’appuyant sur sa réflexion personnelle et sur l’équipe.

Donc très peu de formations planifiées chez vous ?

D.L. : Clairement, nous répondons très largement aux obligations légales en la matière sans pour autant que ce soit du tout notre leitmotiv. Nous organisons des formations en interne, en externe, qu’elles soient purement techniques, liées à l’évolution technologique ou organisationnelle de l’activité, à l’acquisition de softskills… et c’est indispensable. Une entreprise qui n’apprend pas est une entreprise qui perdra rapidement son avantage concurrentiel. Pour autant, les formations doivent répondre à un véritable besoin et permettre au collaborateur de pouvoir continuer à évoluer dans son poste pour que celui-ci garde du sens, ou évoluer vers un poste où il a du potentiel. Une formation est un moment d’apprentissage avant tout, qui doit se faire dans la bonne humeur, mais où in fine ce qui doit rester en mémoire, est ce qu’on a appris et pas juste le fait qu’on ait passé un moment « fun ».

M.E. : Effectivement. Nous ne sommes pas forcément les plus adeptes des formations gamifiées, ultra ludiques, des exercices d’étirement et de détente au début d’une formation, d’une réunion… Ce sont des pratiques qui nous semblent peu adaptées à la sphère professionnelle. Par contre, aller au sport, à un cours de stretching avec les collègues pendant le temps libre, se faire une soirée gaming… on adhère !

D.L. : Tout à fait d’accord. Vous imaginez si avant chaque réunion, tout le monde pratiquait 5 min d’exercices de réveil corporel, 5 min d’échauffement mental, 10 min d’« icebraker » dans le but de créer du lien, pour que tout le monde « se sente bien » et « gagne en efficacité »… Je ne suis pas convaincu que le gain à tous niveaux soit proportionnel au temps consacré… Les formations nous semblent devoir être avant tout professionnalisantes et surtout en aucun cas infantilisantes. Les plans de formations individualisés sont pour leur part complexes à déployer et se transforment souvent en vrai cauchemar administratif et organisationnel. C’est pourquoi, pour nous, la responsabilité de l’employabilité doit être partagée entre les entreprises et les collaborateurs. A l’heure actuelle, le développement d’un « droit à l’employabilité » pour les salariés, associé aux obligations juridiques pour l’employeur (formation, accords spécifiques générationnels…) tend à amoindrir les « obligations du salarié ». Or la construction d’un parcours professionnel ne peut se faire que si le collaborateur est intéressé, a envie et finalement est impliqué… Nous demandons ainsi aux collaborateurs de se tenir informés, de chercher et de nous remonter les formations qui sont une véritable plus-value dans leur activité actuelle ou future, suivant leurs attentes en termes d’évolutions, via les programmes offerts par les organismes professionnels. Et ils le font, preuve que la formation, même si elle n’est pas ludique, reste une des clés dans leur épanouissement professionnel.

Finalement, vous coconstruisez les programmes de formation ?

M.E. : Oui, toujours en restant agile d’une manière très générale, et ce, sur tout notre fonctionnement. Dans mon équipe par exemple, nous faisons un entretien annuel alors que les équipes de Dippach et Wiltz, rencontrent leurs managers plusieurs fois par an, sur des créneaux plus courts, ce qui n’est pas immuable, d’un côté comme de l’autre… Bien entendu, nous parlons des attentes en matière d’évolution, de formation durant ces rencontres mais ce sont aussi tous les autres échanges que nous avons de façon spontanée, à une pause-café, durant la journée parce qu’ils ont repéré un programme intéressant, qui nous aident à connaitre leurs besoins. Les managers en parlent également lors de leurs points hebdomadaires sans que ce soit un sujet qui revienne systématiquement chaque semaine. Nous connaissons tous le mal du siècle, à savoir le manque de temps. Ce n’est pas pour autant que nous ne devons rien faire. Nous essayons de rester simple et agile, en évitant des process trop lourds.

D.L. : Nous sommes encore très loin de pouvoir dire que notre fonctionnement est idéal, qu’il permet à chacun de trouver plein épanouissement dans sa vie professionnelle. Nous essayons, nous ajustons, nous faisons évoluer notre organisation purement opérationnelle et les avantages que nous offrons aux salariés, ceci en gardant toujours en ligne de mire le bien collectif avant l’intérêt individuel. Nous avons des réussites et des échecs mais à nouveau, c’est ça le monde du travail. Il n’y pas de recette miracle. Ceci étant, si nous continuons à garder au cœur de l’activité le collaborateur, comme le client, qui est également, ne l’oublions pas, un des garants de la pérennité de l’entreprise, il n’y pas de raison que nous n’arrivions pas à repositionner globalement le travail comme porteur de sens pour les générations actuelles et futures.

Betic